Quand la forêt nous habite

L’élément déclencheur

Fred Pellerin est originaire de Saint-Élie-de-Caxton, un petit village en Mauricie devenu célèbre à travers son œuvre. Après des études en littérature à l’Université du Québec à Trois-Rivières, il présente un premier spectacle intitulé Dans mon village, il y a belle Lurette. Seul sur scène, il raconte les aventures fantastiques des habitants de son patelin, des personnages colorés, inspirés du monde réel. Son style bien à lui entremêle légendes mystérieuses, acrobaties verbales, poésie et humour.

Cette première production dévoile son génie créatif et séduit non seulement le public du Québec, mais aussi celui de la France. Acclamé par la critique et salué par le milieu artistique des deux continents, ce spectacle sera présenté plus de 600 fois devant des salles combles, devenant ainsi une œuvre classique de la culture québécoise.

Par la suite, il enchaîne les créations en tout genre. En plus de monter sur scène pour livrer ses contes, il compose des chansons et réalise des albums de musique, publie des livres, écrit des scénarios de films, collabore à des documentaires. Son travail est récompensé par de grands honneurs, dont celui de l’Ordre du Canada, la plus haute distinction au pays.

La nature n’est jamais bien loin dans les histoires que raconte Fred Pellerin, mais c’est en 2022 que son amour de la forêt est révélé au grand jour, grâce à la série documentaire de quatre épisodes Il était une forêt, présentée sur la chaîne ICI Télé. Dans le cadre de ce tournage, il part à la découverte de la parcelle de forêt qu’il habite, en compagnie de nombreux experts. Cette aventure l’amène à mieux comprendre la complexité de cet écosystème dans lequel il vit et à voir la nature d’un œil différent.

« J’ai grandi dans une maison adossée à une forêt, nous a-t-il raconté. Quand j’étais petit, la nature, c’était mon terrain de jeux. Je faisais des feux, je jouais dans la rivière. Plus tard, j’ai habité le cœur d’un village et j’ai eu une vie sociale très active, entourée d’amis. Il y a quelques années, j’ai acheté une terre à bois dans ce même village. Et c’est ça qui a été l’élément déclencheur », précise-t-il.

Vivre au rythme de la nature

En 2016, Fred Pellerin est devenu propriétaire d’un terrain de 60 hectares avec un lac et une forêt dense, près de chez lui, à Saint-Élie-de-Caxton. Le plan? Construire un quai au bord de l’eau et en profiter tout simplement. Mais à force de côtoyer la nature au quotidien, sa relation avec celle-ci s’est transformée.

« Avant, je voyais la forêt comme un décor, comme une étendue d’arbres avec des bibittes dedans, dit-il avec un sourire dans la voix. Mais quand tu habites un coin de nature et que tu marches sur le même sentier chaque jour, cette forêt que tu apprends à connaître devient complètement autre chose. Elle devient un monde très intéressant et très riche », poursuit-il.

Lorsqu’il déménage dans sa maison en plein bois, à un kilomètre du chemin asphalté, la carrière de Fred Pellerin a le vent dans les voiles. Il se produit sur scène plusieurs fois par semaine, cumule les projets, multiplie les voyages, en plus d’être très impliqué dans son village. S’installer en nature lui apprend à ralentir.

« La forêt impose ses saisons, ses humeurs, sa fragilité, mais elle impose aussi son équilibre. Les premiers temps, je n’arrivais pas à démarrer la journée, nous a-t-il raconté. En forêt, tout est tellement lent! J’avais l’impression que même mon cœur battait moins vite. Vivre en nature m’a obligé à changer de rythme complètement. »

Alors qu’il présentait environ 150 spectacles par an, aujourd’hui, sa cadence a diminué de moitié, et son agenda respecte même certains moments clés de l’année, dictés par dame Nature, comme le temps des sucres, par exemple.

« En 2007, mon père est décédé subitement. J’avais une petite cabane à sucre avec lui, et je m’étais juré que j'allais continuer à faire du sirop pour maintenir la tradition. Mais à ce moment-là, j’étais toujours parti. Pendant 12-13 ans, j’ai remis le projet à l’année d’après. C’est le tournage du film Le goût d’un pays, avec Gilles Vigneault, qui m’a amené à remplir ma promesse. »

Depuis ce jour, Fred Pellerin tient parole et opère son érablière, construite sur sa parcelle de forêt. Chaque année, il s’occupe de ses érables avec le plus grand soin et réalise avec son amoureuse Josée une petite production de sirop qu’ils partagent avec famille et amis.

« On met ça dans de belles bouteilles et quand on le savoure, on est heureux. Le temps des sucres, c’est sacré maintenant. »

Les intrigues du monde sauvage

Fred Pellerin se définit comme un amoureux de la nature tourné vers l’action. Marcher pour aller nulle part? Moins son genre, avoue-t-il. Il préfère interagir avec les éléments, faire quelque chose de concret, comme « jouer de la tronçonneuse pour faire le ménage dans la forêt ». Être dehors le ramène dans le moment présent et lui permet de bouger physiquement, ce qui lui fait du bien.

« Cueillir des champignons, ramasser des petits fruits, planter des arbres. J’aime donner du sens à mes activités en plein air. Mais j’aime aussi regarder et attendre. Je suis un grand contemplatif. La nature me calme le cerveau et nourrit ma créativité », lance-t-il.

Sa plume en témoigne bien, Fred Pellerin est doté d’un sens de l’observation et d’une sensibilité hors du commun. Devant les mystères et les intrigues du monde sauvage, il est curieux et attentif aux moindres détails. Ce qu’il trouve le plus fascinant? Tellement d’affaires!

« À un moment donné, j’ai été témoin du changement d’habit d’une libellule. Tout doucement, elle a enlevé sa peau. Elle a changé son suit! J’ai eu la chance d’assister à ce moment de grâce où la chose s'est produite », se remémore-t-il, encore impressionné par ce phénomène étonnant.

« Ces temps-ci, ajoute-t-il, il y a une grenouille qui existe dans le lac en face de chez nous. C’est une grenouille dont le mâle charme la femelle avec son chant. Celui qui chante moins bien a trouvé un bon truc : il se place entre la femelle et le bon chanteur, et il se fait passer pour l’autre en faisant du lipsync! », explique-t-il, les yeux brillants.

C’est là-dedans que réside la richesse du monde sauvage, nous dit Fred Pellerin. « C’est intrigant, c’est mystérieux, et des petites merveilles, on en découvre sans fin. »

De la forêt théorique à la forêt pratique

S’installer sur sa terre à bois pour y vivre à l’année a incité Fred Pellerin à développer une relation plus intime avec la nature, ce qui a fait naître en lui un désir de mieux la connaître et d’en prendre soin.

« Quand tu te promènes dans le même coin de forêt souvent, tu réalises qu’il y a des arbres qui ont une personnalité forte, que certains sont des leaders, que d’autres au contraire sont malades de l’écorce et souffrent. Tu découvres qu’il y a des champignons qui poussent et qu’ils se mangent, qu’il y a des chevreuils qui viennent parfois, que des larves vivent en dessous des roches. Et tout d’un coup, tu comprends que cette forêt-là a un nom, une identité et une histoire qui lui sont propres. »

Il y a quelque chose dans la proximité et l’interaction avec la nature, croit Fred Pellerin, qui la désanonymise. En côtoyant le même territoire jour après jour, on passe de la forêt théorique, qui existe sur une carte, à la forêt pratique, que l’on peut voir évoluer sous nos yeux. Le même phénomène se produit avec la culture, observe-t-il. Quand on intègre l’art dans son quotidien, la valeur qu’on lui attribue est bien plus importante que si on va au musée ou au théâtre une fois de temps en temps, affirme-t-il.

La fréquentation permet la complicité et de là naît le respect. Quand on pratique la forêt, on développe naturellement l’envie de la protéger.

Quand la forêt nous habite

Fred Pellerin a beau être propriétaire sur papier d’une forêt de 60 hectares, dans la réalité, il ne pense pas que celle-ci lui appartient. Quand il se promène dans les sentiers qu’il a aménagés lui-même dans cette nature sauvage, il sent qu’il fait partie du territoire, qu’il est un élément parmi les autres.

« C’est moi qui s’est invité dans cette forêt. Je suis chez elle et non l’inverse », conclut-il.

Il paraît que Fred Pellerin n’est pas seulement qu’un artiste au talent immense. Ceux qui le côtoient dans la vraie vie racontent qu’il est doux et gentil, qu’il est tourné vers l’autre et qu’il a l’intelligence du cœur. À l’écouter parler du profond respect qu’il éprouve pour mère Nature, celle qu’il décrit comme « une madame généreuse qui rassemble ses enfants dans son grand jupon », c’est une rumeur facile à croire.